samedi 11 mai 2013

Lucien Laforge (1) et le Premier mai 1920


La consultation de la presse des quarante premières années du XXe siècle dans Gallica, outre qu'elle procure  beaucoup de plaisir, réserve d'agréables découvertes au chercheur d'images. C'est en suivant la piste des productions de Lucien Laforge que je me suis attelé au dépouillement de l'année 1920 de  L'Humanité, journal socialiste. Son numéro daté du 30 avril 1920, appelait à un "Premier mai de combat" dans un climat social de grèves. En première page, sous le gros titre, un dessin de Lucien Laforge, avec son style dépouillé à l'extrême, met en scène l'affairement du capital - qui ne chôme pas le 1er mai - face à la quiétude des travailleurs. Qui est véritablement à la fête ? En même temps, Capital, au centre de l'arène, entouré de costauds solidaires, apparait bien petit et isolé, et donc vulnérable.

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Humanité 1920-04-30
 Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France






L'Humanité, fondée en 1904 par Jean Jaurès, porte la mention de Journal Socialiste et devient l'organe officiel de la S.F.I.O. en 1911. A l'issue du Congrès de Tours (25-30 décembre 1920) et de l'éclatement du parti socialiste, le courant majoritaire qui s'était prononcé pour l'adhésion à la IIIe Internationale et s'était constitué en S.F.I.C. (Section française de l'Internationale communiste) conserva l'Humanité. Le directeur de publication en était, depuis octobre 1918, Marcel Cachin, membre du courant bolchevique. Le sous-titre ne fut modifié (Journal communiste) qu'à partir du numéro du 8 avril 1921, jour de lancement de l'Internationale, autre journal communiste, mais du soir. Les socialistes s'exprimèrent alors dans le Populaire. L’Humanité publie des dessins à partir de 1907 selon Dico Solo (1) qui cite Georges d'Ostoya, Henri-Paul Gassier, Jules Grandjouan, Lucien Laforge, Maurice Moriss, Francisque Poulbot, Alexandre Steinlen... La publicité pour l’Internationale - par exemple dans l'édition du 7 avril  - annonçait la participation prévue de dessinateurs (Gassier, Laforge, Depaquit, Dukercy, Bour). Je n'ai pu vérifier si cette annonce a été suivie d'effets. Enfin, selon ses propres chiffres, le tirage de l'Humanité était en mars 1920 de 280 000 ex. L'Humanité sort alors d'une période difficile où "en choisissant le camp des patriotes favorables à la guerre, [le journal a accepté] de renier ses valeurs antimilitaristes." (3) La paix revenue, le répertoire iconographique évolue.

Lucien Laforge (10 juillet 1889-21 janvier 1952) est alors âgé de 31 ans. On le décrit comme "peintre sans succès", illustrateur original et novateur d'ouvrages entre 1912 et 1924, obligé de faire du dessin de presse alimentaire. Il privilégie les journaux de gauche, voire de tendance anarchiste où pouvait s'exprimer son pacifisme viscéral. Alors que ses premiers dessins datent de 1910, Laforge ne travaille pour l'Humanité qu'à partir de 1919, sans doute à partir du moment où s’amorce le retour d'une ligne pacifiste.
 On trouvera des éléments biographiques dans les articles bien documentés et excellemment illustrés du blog Ma galerie à Paris (2). Ce dessinateur que j'ai découvert tardivement me fournira matière à bien d'autres billets.

 On peut s'interroger sur les raisons du choix d'un dessin de Laforge pour cette veille de 1er  mai alors que le journal faisait généralement appel à de grandes fresques, à la fois réalistes et lyriques,  en pleine page, convenant mieux aux appels enflammés, par exemple celles d' Alexandre Steinlen (en 1909, 1919, 1921, 1924), de Francisque Poulbot (1913, 1922), de Jules Grandjouan (1923, 1926).


Humanité 1919-04-30
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Humanité 1921-04-30
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France



Ici, le dessin n’accompagne pas les mots d'ordre. "Nous allons assister en 1920 à la plus puissante mobilisation du travail que l'humanité ait jamais vue." écrit Marcel Cachin qui poursuit : "Chez nous, la bourgeoisie, complètement affolée, sème partout l'alarme." (4). Les revendications concernent les nationalisations, notamment celles des transports par voie ferrée. Mais la C.G.T., en apportant un soutien sans faille à l'action des cheminots, appelle à la discipline et à la solidarité du mouvement, comme, un an plus tôt, en 1919, elle avait appelé au calme et à la dignité "que confère la puissance et pour bien montrer ce que peut la force ouvrière quand elle est disciplinée." (5) Car il s'agit de s'opposer au "débordement des appétits impérialistes qui menacent à nouveau la sécurité du monde."(6)
Finalement, c'est peut-être là qu'il faut chercher la signification du dessin de Laforge : l'illustration d'une force disciplinée.

Concluons sur Laforge "somptueux, magnifique et libre" en reprenant cette appréciation de André Warnod (1885-1960), dessinateur et critique d'art [du Figaro de 1933 à 1960]  : " Laforge réhabilite (...) la satire politique et lui donne une qualité d'art dont les polémistes semblent d’ordinaire se soucier très peu." (7)


(1) - SOLO (François), SAINT-MARTIN (Catherine).- Dico Solo. Plus de 5000 dessinateurs de presse & 600 supports en France de Daumier à l'an 2000. Vichy : Aedis, 2004, 911- XI p. [p. 417].
(2) - http://magalerieaparis.wordpress.com/category/lucien-laforge/
(3) - CHRISTOPHE (Anne).- La guerre après la guerre vue par les dessinateurs de l'Humanité et du Journal. Communication au colloque  "L'histoire et la presse", organisé par le Centre Alberto Benveniste (EPHE, section des sciences religieuses) et tenu le 29 mai 2006 à l'Institut Bossuet (Paris). Texte en ligne sur  http://www.caricaturesetcaricature.com/article-11180470.html
(4) - L'Humanité, 30 avril 1920.
(5) - L'Humanité, 30 avril - 1 mai 1919, p. 2 : citation d'un manifeste de la commission administrative de la C.G.T. par Marcel Laurent, secrétaire général adjoinr de la C.G.T. "Le caractère de ce 1er mai". Il poursuit : "Est-il besoin de démontrer le caractère lamentable et si peu efficace des désordres de la rue ? " 
(6) - L'Humanité, 30 avril - 1 mai 1919, p. 2 : adresse de la commission administrative permanente de la S.F.I.O. aux Travailleurs de France.
(7) - WARNOD (André).- Quelques humoristes. Art et Décoration, août 1920, p. 56-64 [p. 62].











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